Été 2011
Reportage photo
Je suis dans un rush de remplissage de paperasse de têtage de bourse gouvernementale. J’ai pas le choix. Au Québec, c’est assez simple : pas de bourses de Papa l’État, pas de documentaires. Et ça me met en tabar…
Entre une feuille Excel et un paragraphe de verbiage, j’ai besoin de faire quelque chose de vrai, de reposer mon esprit, de le laisser voguer une de mes passions enfantines, seconde seulement aux dinosaures : la voile.
Dans cet article : les goélettes malgaches, les gens qui les habitent et mon premier voyage sur l’une d’elles.
La goélette a été développée au 16ème siècle par des armateurs hollandais. On pense que son nom lui vient des bretons inspirés par les oiseaux marins et l’élégante légèreté du navire et du volatile. Canadiens, vous trouverez une goélette de course légendaire au dos de vos pièces de 10 sous.
On reconnaît la goélette à ses mâts d’égales hauteurs, ou à son mât avant plus court que son mât arrière. Les goélettes portent des voiles auriques qui, elles, se définissent par la présence d’un pic (ou vergue), un mât secondaire maintenant le haut de la voile. Contrairement aux voiles carrés, les voiles auriques présentent une différente face au vent selon l’amure naviguée (tribord amure ou bâbord amure, en fonction du côté du navire exposé au vent).
Les goélettes sont des bateaux rapides et au faible tirant d’eau (volume immergé de la coque). Leur gréement est simple et ne nécessite pas un équipage nombreux ou hautement entraîné. Leurs lignes fines et leur grande manœuvrabilité en ont fait des navires prisés pour la pêche et le cabotage (navigation de caps en caps, sans s’éloigner des côtes).
Les goélettes ont une longue histoire. Elles ont entre autres formé la base de la marine révolutionnaire américaine. Elles ont aussi été le pilier de la pêche dans les grands bancs de Terre-Neuve. Maintenant, les goélettes sont encore adorées par de nombreux collectionneurs et amateurs de répliques de navires anciens. Suite à l’apparition des bateaux à vapeurs, au 18ème siècle, elles ont toutefois presque entièrement disparu de la marine contemporaine.
Presque! L’île de Madagascar a échappé à plusieurs formes d’évolutions. À l’abri de primates plus évolués, les proto-simiens lémurs y survivent encore. À l’abri d’un système monétaire solide, le troc y survit encore. À l’abri des capitaux et de l’organisation maritime nécessaires pour bâtir une flotte moderne, les goélettes y survivent aussi! En 2011, Madagascar est l’un des derniers endroits où elles sont toujours construites et utilisées couramment pour le transport de marchandises. De la bière, surtout! Ô, paradis!
La côte Ouest de Madagascar est donc parcourue de centaines de petites goélettes. Les Malgaches les appellent « boutre » (prononcez « boutché »). L’appellation « boutre » vient d’un autre type de petit vaisseau à voiles fréquent sur l’océan indien et dont nous ne discuterons pas pour l’instant.
À Madagascar, les capitaines-propriétaires de boucthés sont des hommes prospères et très respectés. Ils ont une importance capitale pour le commerce. Dans de nombreux villages côtiers, l’absence de véritables routes font de ces petits vaisseaux le seul lien marchand avec le reste du monde.
Les matelots, parfois des jeunes âgés de 10, 11 ou 12 ans, sont vus comme les petits fauteurs de troubles qu’ils sont. Ils boivent du rhum au goulot. Ils se font des tatous. Ils parlent de femmes. Ils fument. Quand ils arrivent dans un port, ils attirent les regards avec leurs poignées d’Ariarys joyeusement dépensées et leur musculeuse prestance de petits travailleurs de la mer. Quand un blanc naïf leur pose des questions sur leurs maisons, leurs écoles et leurs mères, croyez-moi, ils rient d’un rire qui veut tout dire. Timidement, j’ai passé de beaux moments avec ces jeunes hommes (ici, l’expression prend vraiment tout son sens). Contrairement aux bandits du système de transport routier, ils ont toujours été honnêtes et respectueux envers moi. Ils dorment entassés les uns sur les autres, sous les voiles. Ils semblent heureux et fiers.
La majorité des capitaines et des matelots sont Vezo. Les Vezos forment une espèce de sous-nation à l’intérieur du peuple Sakalava. Ils sont les meilleurs marins que j’aie vu de ma vie. Ils vivent de et pour la mer. L’océan coule dans leurs veines. Toute leur vie, ils ne respirent aucun autre air que le souffle salin du détroit du Mozambique.
En juillet 2011, j’ai finalement atteint la côte Ouest de Madagascar, le pays des Vezos. Je voulais aller de Morondava, la seule ville de la région reliée au système routier, à Belo-sur-Mer, un village réputé pour être un centre important de la navigation en boutché. Selon ce que j’avais entendu dans un bar de Morondava, on y bâtit et répare des goélettes comme nul part ailleurs.
Belo-sur-Mer est au Sud de Morondava. Le vent soufflait du Sud. Pendant 3 jours, j’ai attendu le vent du Nord et le départ du boutché de Capitaine Éric. La cargaison : de la bière et des meubles. Pas de passagers. Pour le trajet d’environ 75 kilomètres, j’avais négocié mon passage pour 20000 Ariarys (10$) et le prix d’un gros paquet de cigarettes. Les blancs doivent toujours donner des cadeaux. C’était définitivement moins cher que le trajet en 4×4.
Au 4ème jour, le vent souffle toujours aussi solidement du Sud. Étrangement, le capitaine ordonne qu’on sorte le navire du port en le faisant parcourir un canal serpentant au milieu d’une mangrove. Les matelots utilisent de longues perches qu’ils appuient sur le fond boueux pour propulser le boutché en marchant vers sa poupe.
Au bout du canal, dans une petite baie se vidant à marée basse, le capitaine ordonne de jeter l’ancre. Le vent souffle toujours du Sud et la marée commence à reculer. Je lui demande ce que nous faisons. Il me répond qu’on part bientôt.
J’ai entendu des récit de voyage contre le vent à Madagascar. Pour parcourir quelques dizaines de kilomètres d’eaux infestées de requins, des capitaines exaspérés louvoient durant de longues et nombreuses journées. J’explique au capitaine que je n’ai pas assez de riz pour survivre sur le bateau pendant plusieurs jours.
« Non… On arrive dans quelques heures. Le vent va changer. »
Ouais… c’est ça! Le vent va changer! Puisque l’unique voyage hebdomadaire en 4×4 vers Belo-sur-Mer part dans quelques heures, je fais mon deuil de mon premier périple en boutché et je demande à un matelot haut comme trois pommes de me ramener au bord. Il lance une minuscule pirogue à l’eau et, ricanant, me dépose à quelques mètres de la plage. Deux minutes plus tard, pendant que je m’éloigne à pied de la baie où est ancré le navire d’Éric, je remarque une femme qui fait brûler ses déchets sur la plage. Sous mes yeux, la colonne de fumée penchée vers le Nord se redresse… et se penche vers le Sud. Éric avait raison. Quand il est question de vent, les Vezos ont toujours raison.
Les voyages en 4×4 sont horribles. 25 passagers passant 12 heures dans une camionnette pour 10, c’est l’enfer. Mais, au bout, Belo-sur-Mer est le paradis. Partout, des goélettes à divers stades de construction étendent leur os soleil. De vieux hommes souriants rabottent leurs planches et leurs madriers avec des outils qu’ils ont forgés eux-mêmes. C’est le 16ème siècle maritime en vie.
La construction d’une goélette se fait sur plusieurs années. On investit le surplus de ses pêches pour un terrain de travail et du bois. Si les troupeaux de zébus sont comme un compte d’épargne, la construction navale est comme un REER. Le jour de la vente, les intérêts sont énormes. Tout le village fait une grande fête. Les hommes se dénudent et tirent de toutes leurs forces pour faire glisser le bateau jusque dans la petite baie où il flottera pour la première fois. Et un nouveau boutché est au monde!
Il n’était pas question que je quitte Belo-sur-Mer autrement qu’en boutché. Je refusais les offres de tous les piroguiers du village. Ils ont vite compris que le blanc allait éventuellement devoir acheter un billet de retour. Le design de leur minuscules bateaux date de nombreux millé… je m’arrête tout de suite! Je parlerai plus tard de leurs minuscules pirogues à balancier, sur lesquelles ils chassent le requin au harpon.
Après 2 semaines d’orgasme maritime à Belo-sur-Mer, j’ai finalement trouvé une goélette qui me ramènerait à Morondava. Le Fandrama, de Capitaine Pecho, partait le lendemain. Cargaison : une vingtaine de passagers, du poisson salé et des bouteilles de bière vides.
Il y eut finalement un petit retard d’une journée, à cause du vent. Au moment jugé opportun par l’équipage, la vingtaine de femmes et d’enfants qui composaient la majorité des passagers a été menée vers le bateau ancré à quelques 200 mètres de la plage. On traverse en groupes de 3 ou 4, dans une pirogue faite pour un homme. Qu’est ce que ces gens allaient faire à Morondava? Mon Malgache est vraiment minimal… Aller rejoindre des maris, travailler, vendre du poisson… je crois. Une fois à bord, toute la marmaille a dû attendre 4 heures pour l’arrivée du capitaine. Il s’était chicané avec sa femme. Je n’ai entendu aucune protestation. « Mora, mora » : doucement, doucement, dit le dicton des Malgaches…
Quand le capitaine arrive, la marée a déjà commencé à se retirer. Un chicane un peu plus têtue, et on restait coincés une autre journée. Sous la lumière paradisiaque du coucher de soleil, l’équipage hisse les vergues, tend les voiles, lève l’ancre et le voilier s’élance.
Un vent parfait nous amène jusqu’à Morondava en moins de 4 heures. J’ai à peine eu le temps de manger un repas. Gentiment, une femme m’a offert de cuire mon riz blanc dans la boîte à feu installée à la proue. Elle rit de moi quand j’insiste pour trier moi-même les grains immangeables encore dans leur écorce. C’est un travail de femme.
J’ai eu ma seule chicane interculturelle sur ce bateau. Une femme se moquait de mon Malgache approximatif avec ses amies. Maladroitement, avec l’aide de mon dictionnaire, mais dans SA langue, je lui explique :
« Apprendre le Malgache, c’est difficile. J’apprends ta langue parce que je respecte ton pays. Ce n’est pas une farce. »
Je pense qu’elle riait parce qu’elle n’avait jamais entendu les rares mais habituels touristes français prononcer autre chose que « bière », « fille » et « hôtel ».
Devant Morondava, Capitaine Pecho fait baisser les voiles et jeter l’ancre. On devra attendre la marée haute et la lumière du jour pour s’engager dans le difficile canal de la mangrove qui mène au port. On devra attendre 10 heures…
Sur une bâche « USAID – from the American People », j’ai passé une merveilleuse nuit à la belle étoile. Au matin, les matelots déroulent le foc (petite voile triangulaire pendue entre la proue et le mât avant). Doucement, le Fandrama s’approche de l’embouchure du canal. À une centaine de mètres, les matelots utilisent les perches pour diriger le bateau entre les puissantes vagues. Le fond doit frôler le sable. Je ne comprend absolument pas comment il font. Mais ce n’est pas tout, en donnant une bonne poussée synchronisée, ils attrapent une vague et, je vous le jure, font surfer le bateau de 15 mètres jusqu’au canal. Ils sourient.
Une heure plus tard, éméchés mais ravis (moi, en tout cas), nous débarquons au port. Je donne mon cadeau de blanc à Capitaine Pecho : 2 petites bouteilles de rhum. À la fille avec qui j’ai eu une prise de bec linguistique, je donne mon restant de riz et un fruit. Son bébé accroché à son sein dévoilé, elle me fait un magnifique sourire et me tend gracieusement la main pour que je l’aide à mettre pied-à-terre.
La mer me manque. De retour à mes pages et mes pages de papiers de bourse…
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